Les pièges de l’émotion

« Joue la colère »: je ne peux pas « jouer la colère ». Je ne peux jouer qu’une personne qui agit avec colère.
Je ne peux jouer que des actions précises: parler, marcher, se souvenir, enfiler mon manteau etc… dans des circonstances précises.

La colère existe en tant que concept, en tant que mot ou idée, mais sur le plateau, je dois incarner.
« Jouer la colère », si je m’en tiens strictement à cette consigne, je vais alors m’agiter sans appuis concrets.
Je vais être archi-faux. Je vais jouer « en général » la colère et là, c’est vraiment le théâtre le plus mauvais qui puisse exister !

On ne joue pas des généralités. Ou un concept.

Encore une fois: si l’on veut que le théâtre qu’on fabrique soit vivant, il suffit d’observer les lois du vivant.

L’émotion arrive toujours en dernier: elle est toujours provoquée par quelque chose. Et ce quelque chose est toujours très concret.
Cela peut être une situation particulière ou bien une parole, une action que quelqu’un d’autre a dit ou fait etc.

Et effectivement, cela me déplace, de l’intérieur.
Mes rouages internes se mettent en branle. De la petite roue, jusqu’à la plus grande.

Le comédien doit donc s’attacher à construire ce qui vient avant, ce qui va produire l’émotion, la faire naître.
Ce sont les fameuses circonstances de Stanislavski.

Cela permettra à l’acteur de s’appuyer sur un ensemble de repères bien concrets pour la faire advenir au lieu de faire confiance à ce fameux « état » – terrain plus que glissant, et fumeux, n’apportant aucune garantie de justesse à son jeu.

C’est l’autre qui m’inspire. Toujours.

Ne pas chercher l’état. Mais construire patiemment les circonstances. Et si jamais l’émotion arrive spontanément au cours d’une répétition, ne cherchez pas à la retrouver, mais cherchez à vous ré-installer dans ce qui l’a provoquée.

L’émotion, c’est ce qui arrive quand tout est là: la cerise sur le gâteau.

Il y a émotion lorsqu’il y a vérité du jeu.
C’est aussi simple que cela.

L’émotion, sur le plateau se partage !
Ne la gardez pas pour vous.
Rien de plus désagréable pour le public que regarder un acteur se « shooter » à l’émotion.

Complaisance.

« Fais bouger le sentiment en toi, prend la mesure de sa couleur, de sa forme et de sa matière. Fais-le jouer en toi, circuler en toi. Respire. Et dépose-le en offrande. Raconte. Et n’oublie pas que la joie ne doit jamais te quitter.» (journal)

Le théâtre indien utilise deux mots différents pour les désigner. C’est très intéressant.
L’une n’est pas forcément en miroir de l’autre: le personnage peut rire et le public pleurer.
Et ce n’est pas en pleurant bruyamment toutes les larmes de mon corps que je suis assuré de faire pleurer le public.

Ne pas chercher à jouer l’émotion que je veux provoquer chez le spectateur: c’est un piège bien courant. Car alors on fabrique, l’émotion ne surgit pas de l’intérieur, elle devient un effet.

Les exercices reposant sur la mémoire affective sont utiles pour libérer le comédien: il s’agit de se connaitre, éprouver les mécanismes de tous rouages qui me constituent. Etablir des connexions. Sentir, apprendre de l’intérieur comment je me suis construit au fur et à mesure des expériences de vie que j’ai traversées. Ou de plateau !

« Souviens-toi d’un moment de tristesse »: on convoque les circonstances et on les revit, on éprouve le sentiment.
Cela permet de s’ouvrir, d’être en état de réception. D’être perméable. D’être à l’écoute.
Cela permet de dénouer les blocages de toutes sortes.

Mais n’utiliser que cet outil lorsque nous avons à incarner le texte d’un autre, comporte le risque:

  • de s’y enfermer: on est bloqué dans le passé. On n’est plus « au présent » sur le plateau.
  • de banaliser l’écriture du poète, ses enjeux, réduire la richesse et la complexité du texte.

Il faut la manier avec précaution: la mémoire affective n’est qu’un outil pédagogique, un tremplin.

Je ne peux jouer Hamlet si je ne le transpose qu’à mon niveau. C’est impossible.

Nous devons nous ouvrir à plus grand que nous.

C’est le rôle de l’imagination créatrice.

L’acteur est une éponge: il se nourrit du monde, l’observe en permanence.
Sans compter que nous avons, je le pense fermement, toute l’Histoire de l’Humanité en nous.

Et enfin se rappeler que nous pouvons avoir des expériences de plateau aussi riches que celles de la vie !

Laissez un petit commentaire… cela fait toujours plaisir !


2 commentaires sur “Les pièges de l’émotion dans le jeu de l’acteur

  1. merci Yael pour ces ressources si claires et précieuses… Formatrice depuis de nombreuses années et un peu en perte d’inspiration, vos conseils et fiches me redonnent de l’énergie et des ouvertures !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *