
« TRANSMETTRE »
NOTES SUR LE THÉÂTRE
JEU DU COMÉDIEN
Atelier théâtral d’Ivry 2003-2023
« Qu’importe la barque.
Nous, c’est l’océan qu’on veut atteindre »
Un journal écrit loin du bruit, dans ce temps de solitude après le travail.
Juste des petits cailloux blancs qui aident à ne pas se perdre…
Mon journal paraitra aux éditions L’Harmattan et fera l’objet d’une publication
dans le n°1 de la revue « Couturière » chez Classiques Garnier, courant Janvier/Février 2023.
Cet ouvrage est le fruit d’un travail de plusieurs années principalement au sein de cette école unique qu’est l’Atelier théâtral d’Ivry, fondée par Antoine Vitez. Journal de travail mêlant portraits, pédagogie, travail de répétition, lettres et réflexions sur le théâtre.
On y trouvera enfin ce qui me meut depuis si longtemps: mon acharnement à débusquer la beauté, sinon à l’inventer et la croyance en ce que le théâtre a pouvoir de métamorphose.
EXTRAITS DE L’OUVRAGE
LES CHAPITRES
DÉDICACE
JE ME SOUVIENS
C’EST LÀ OÙ JE VEUX ÊTRE
L’ATELIER
Hamlet veut dire « cyclone » en danois Notes Hamlet (2011)
LE TEXTE
LES RÉPÉTITIONS
Notes Matériaux Shakespeare (2013) Folies et utopies du monde
LA TECHNIQUE
EPILOGUE
ANNEXE
DÉDICACE
Ils sont uniques, profonds, entiers, passionnés, immenses,
travailleurs et toujours joyeux.
Ils n’ont pas froid aux yeux, ils sont exigeants et infatigables.
Avec eux, oui, l’Ecole est le plus beau théâtre du monde.
Ce sont les fabuleux comédiens amateurs
des Ateliers du Théâtre des Quartiers d’Ivry.
Cela fait vingt saisons que j’ai la chance de travailler avec eux.
Ensemble, nous avons relevé les paris les fous, les plus audacieux,
nous avons traversé les océans les plus incroyables.
Parmi les plus mémorables:
L’Orestie, Hamlet, Matériaux Shakespeare,Andromaque, Don Juan,
Les Bas Fonds, Calderon, Cabaret Levin,
le Cabaret Monde, Le Cercle de craie, Richard III et enfin Le Roi Lear.
Ce journal leur est dédicacé
Ainsi qu’Elisabeth Chailloux et Adel Hakim,
directeurs du Théâtre des Quartiers d’Ivry et de l’Atelier Théâtral d’Ivry
pour leur confiance, générosité et leur passion pour le théâtre
Et enfin à Jean-Claude Fall,
lequel, le premier, m’a initiée au plateau
et dont l’enseignement a été capital et transpire dans ces lignes
et sans lequel toute cette aventure n’aurait jamais vu le jour
Aux élèves des ateliers du Théâtre des Quartiers d’Ivry
Je me souviens de TOUT
Je me souviens du terrible éclat de rire de Luce au moment d’assassiner la Petite Maleine et du bruit du chien, derrière la porte et de ma peur aussi au moment de ce baptême du feu.
Je me souviens du Roi Lear et de la danse d’Ophélie dans la lande.
Je me souviens des réveils de Rosaura et de la musique de Chaplin.
Je me souviens du carré de lumière des Bas Fonds et de la grande tirade de Satine sur l’Homme.
Je me souviens de la folle et magnifique aventure que cela a été de jouer toute l’Orestie en une heure
Je me souviens du café de Don Juan et de la statue du Commandeur, faite de bric et de broc – clin d’oeil à Ensor et jugé révulsant esthétiquement par un de mes collègues qui se reconnaitra.
Je me souviens de la voix d’outre tombe du fantôme d’Oedipe.
Je me souviens de TOUT
Je me souviens particulièrement d’un tour de table d’octobre 2011 où chacun devait dire pourquoi il était là.
Je me souviens de toutes les réponses données – en tout treize – tant elles étaient aussi inouïes aussi intimes et bouleversantes les unes que les autres et de chacun des visages et de la qualité du silence qui régnait dans cette salle jaune.
Je me souviens de mon tremblement, et du leur aussi.
Je me souviens de m’être dit que rien que ce tour de table était déjà un théâtre puissant.
Je me souviens de m’être dit qu’il fallait que je sois à la hauteur de ce groupe extraordinaire – unique. A la hauteur de la quête, personnelle, exprimée de chacun.
Je me souviens m’être dit que c’était cela le théâtre : pousser la porte et appeler la chose immense et inconnue qui nous bousculera à un degré si intime que plus jamais notre vie serait pareille.
Je me souviens du défi, de la folie que c’était de prétendre à mettre en scène la plus belle pièce du monde.
Je me souviens de notre acharnement à déchiffrer la moindre parcelle de cette pièce sans fond.
Je me souviens de notre bras de fer avec le non-sens de la vie. Et surtout avec la grande faucheuse. Et de la question posée à chacun: « être ou ne pas être».
Je me souviens du concerto en Do majeur de Bach.
Je me souviens du « Je ne joue plus ! Je ne joue plus » de Cécile-Horatio, hurlé, en boucle, à la fin du spectacle.
Je me souviens des morts sur le plateau, se relevant un à un.
Je me souviens du plus beau retour que nous avons reçu ce jour-là : « Ce soir, vous avez réveillé les morts ».
Je me souviens de Hamlet.
Je me souviens de TOUT
Je me souviendrai toujours de ce coup de fil d’Elisabeth, reçu dans la soirée, il y a douze ans, pour me proposer d’intégrer les ateliers du TQI.
Je me souviens de Dominique Bertola, disparue trop tôt, trop vite et de son infini amour pour les êtres et le théâtre et le cinéma et Deleuze.
Je salue sa colère, elle qui était tout sourire et aimait l’ombre. Oui, je salue sa colère et son combat.
Je me souviens de TOUT
Je me souviens que le temps est hors de ses gonds.
Que les gens vivent pour qu’un jour naisse un homme meilleur, mon gars.
Je me souviens que les prédictions, je ne les entends pas.
Que chaque homme est une énigme
et que souvent l’oiseau s’en fout
et aussi qu’il faut protéger sa tête avant d’abriter sa queue.
Je me souviens que je suis ici avec vous parce que cela ne me plait pas dehors.
Et que ma quête est une soif infinie de Beauté et que la nudité est notre costume le plus riche.
Je me souviens que le lieu de l’atelier est un lieu incroyable de recherche, de métamorphoses, de fulgurances, de bienveillance et de vérité.
Qu’il est aussi le lieu où le corps vit ses expériences les plus incroyablement irréversibles. Que l’on n’en sort jamais pareil – à moins de ne pas le désirer.
Qu’il est ce lieu qui nous fait grandir d’une manière aussi forte que la vie, sinon plus.
Ce lieu de joie et non pas de bonheur car la joie est très proche de la très grande colère.
Je me souviens de TOUT
C’EST LÀ OÙ JE VEUX ÊTRE
L’École
« L’École est le plus beau théâtre du monde » a écrit Antoine Vitez. Et aussi : « Le monde ne pèse pas sur elle »
Poche d’utopie, lieu préservé du monde, elle aura été cet enclos où nous avons été nombreux, chaque année, à apprendre avec toujours ce même émerveillement et cette soif de sens, insatiables chercheurs d’or.
Ma route
Continuer à dénicher la beauté – sous peine de mourir. Y croire. Les nuages, on dirait qu’ils savent où ils vont.
De tout temps, mettre mes semelles dans les leurs.
Combat avec l’ange
Je me surprends à être de plus en plus exigeante, au fur et à mesure que ma foi grandit.
Car oui, ma « foi » – je n’ai plus peur de ce mot – devient de plus en plus aiguë et explose parfois comme la lame d’un couteau.
Si ça ne brûle pas, je ne vois pas l’intérêt.
Je ne sais si c’est à cause du monde à feu et à sang ou à cause du temps qui me reste à vivre, lequel raccourcit de jour en jour. Mais oui, je me surprends à être de plus en plus impatiente – mais de cette impatience même qui autorise cette patience de celle qui aide à naître.
Dans l’espace de l’atelier, nous défaisons le chaos du monde et ses paroles fumeuses et désespérantes
Je me souviens qu’à mes débuts, je ne cherchais que l’émotion, le tremblement de l’être. A présent, je sors mon couteau.
Envie furieuse de vie et de précision. Nommer les choses, les faire apparaitre, donner aux mots un contour, un volume, une couleur : tout à coup, l’essentiel. Le souffle et la parole. L’émotion arrivera, nécessairement.
Sensation de devenir sculpteurs.
Nous nous battons, à l’aide de l’auteur, avec la matière du texte et avec le monde jusqu’à lui faire cracher son sens.
Et c’est ce combat même qui nous le rend “aimable”. Qui nous donne la possibilité de le supporter et de pouvoir l’habiter.
Combat avec l’Ange.
Ta guerre
Je veux voir pourquoi tu es là. Que tu nous le racontes – même mal. Je veux te voir, toi.
Voir ce que tu joues de ta vie quand tu es là, le laisser transparaitre, comme je le fais, avec la mienne lorsque je suis là, à te regarder et t’écouter.
Sur le plateau, qu’il y ait quelqu’un. Sinon, cela n’est pas la peine.
Je veux entendre ta guerre. Si tu ne me racontes pas pourquoi tu es là, tu ne m’intéresses pas. Intéresse-moi. Qu’as-tu envie de faire entendre ?
Cela passera aussi par là : de qui veux-tu te faire entendre ? Mais de cela, nul besoin que nous le sachions, ni même toi – cela se fera.
Pour moi : je suis ici, avec vous, parce que ça ne me plait pas dehors.
(…)
L’ATELIER
Vous qui entrez…
Ils sont là pour des raisons intimes et parfois indicibles – voire souvent impérieuses et pour certains même, de survie : cela (le théâtre) ou la mort.
La première séance porte sur : pourquoi es-tu là. Qu’est-ce qui t’amène au théâtre.
« Qui va là ? » (Hamlet)
Nous sommes assis en cercle et chacun s’exprime à tour de rôle. Il y a un côté cérémonial qui fait que, tout à coup, nous sommes d’emblée transportés ailleurs. Loin du bavardage et des échanges convenus.
J’aime cette gravité placée là, dès le début. Après, il n’en sera presque plus question – de la gravité dans son état pur. Nous aurons à faire avec la profondeur, ce qui est autre chose.
Oui, s’embarquer dans une aventure théâtrale n’est pas anodin. Ils en prennent, à ce moment-là, conscience.
Presque toujours, ce tour de table est un moment de théâtre à lui tout seul. Celui-ci occupe une séance entière et il y a là une telle tension, une telle émotion, une telle attente que souvent je me demande si je vais arriver à être à la hauteur de ce qui se dit.
Je note tout sur mon petit cahier et j’y replonge souvent au long de l’année.
“ Y aller ”
La peur et l’injonction d’être bon : les deux éternels ennemis de tout comédien. Ne pas dire : « Il faut que j’y arrive ».
Y aller.
Désobéissance
“ Tu es trop scolaire. Débarrasse-toi de cette envie de “ bien faire ”. D’avoir une bonne note. Nous ne sommes pas dans un cours de français ni de maths – mais dans un cours de théâtre et le “ juste ” est le contraire du “ bien ”. L’élève modèle, il n’y a rien de pire.”
Devoir de désobéissance disait la grande Tania Balachova. S’il n’y a pas une dose d’irrespect chez l’acteur, il ne peut jouer. S’il sacralise la parole de celui qui le dirige, ou le texte, il est fichu.
Ne t’applique pas. Implique-toi ! Lâche ! Vis ! C’est moi qui te dirai si c’est bien ou pas. Ce n’est pas ton problème.
Encore une fois, ton job, c’est de vivre réellement ce que tu as à vivre. Fais ton job. Moi je fais le mien.
Le miracle de la dé-responsabilisation
Nous pataugeons. Nous sommes dans l’effort. Sentiment d’impuissance et d’échec et de labeur des deux côtés. Nous n’y « arrivons » pas. Stress.
Je lâche, en blaguant : « Bon, écoute, tu n’y arrives pas ? tu crois que cela vient de toi ? mais dis-toi que ce n’est absolument pas de ta faute ! Si tu n’y arrives pas, c’est que mon idée est naze, qu’elle ne marche pas. Dis-toi que c’est à cause de ce fichu metteur en scène qui ne sait pas diriger, qui fait mal son boulot. Maudis-moi sans retenue ! Ne te retiens pas ! Sans quoi, à quoi ça sert, d’avoir un metteur en scène ? Si je suis là, c’est pour vous permettre de vous délester sur moi. Faites-moi porter tout le poids, votre poids de responsabilité. Toi, tu dois être le plus léger possible. Te déresponsabiliser, comme un gosse. T’amuser. »
Chaque fois que je suis intervenue dans ce sens, le miracle est advenu.
(…)
LE TEXTE
Feuille à la main
Nous reculons au maximum le moment d’apprentissage du texte.
Le comédien, feuille à la main, plongeant à chaque fois la tête dans le texte, l’oblige à se maintenir dans le moment présent. Conserver l’étonnement à chaque instant permet de revenir à chaque fois ce qui fonde le prochain mouvement. Nous ramassons souvent de petits joyaux, en nous y prenant de la sorte.
Toute anticipation étant rendue impossible – la surprise, toujours au rendez-vous.
Les mots – comme des cailloux
Aller lentement. Ne pas considérer la phrase ou le vers comme unité : nous le ferons plus tard.
Faire le tour de chaque mot, comme s’il était un caillou. Lui rendre sa sonorité, son organicité, son odeur, sa saveur, son mystère, sa matérialité, son rêve – sa vérité.
Lui rendre son espace, ainsi il pourra devenir projectile.
Le collier de perles
Saveur du travail accompli dans la précision. La précision amène clarté et lente vitesse. Confiance et sérénité : nous avançons !
Fragmenter autant de fois qu’il est nécessaire le texte et le geste (action) qui le fonde. Repérer les multiples articulations, travailler à la seconde près.
Décomposer pour mettre ses pas dans sa pulsation. Trouver le juste rythme. Traquer l’anticipation, le flou des sentiments, fuir les « états », les flottements qu’on camoufle avec plus ou moins de talent ou de panache. Flottements : moments où le comédien n’est amarré à rien de tangible, de palpable, de concret, et surtout pas au rythme du temps, de chaque seconde qui s’écoule.
N’est-ce pas la vie qu’on essaie de trouver sur le plateau ? Le vivant ?
La précision, le détail, voilà le secret. Tel un horloger, construire chaque rouage. Fragmenter chaque scène, chaque phrase, chaque mot.
Chacun des fragments est une perle.
La goûter, en profiter, la visiter le plus loin possible, en faire le tour.
A la fin, nous aurons le collier.